Haro sur la défécation à l’air libre, dans la plus grande démocratie du monde

Episode 2. Où l’on découvre, dans une convention internationale à New Delhi, qu’un gouvernement nationaliste a soudain fait des latrines sa priorité. Et l’on comprend enfin cette phrase mystérieuse de Mahatma Gandhi: «l’assainissement est plus important que l’indépendance».

Heidi.news
11 min readApr 8, 2019
Visite admirative de toilettes neuves dans l’Etat du Gujarat par une cinquantaine de ministres de l’assainissement du monde entier. «Ah ils savent bâtir, ces Indiens», murmure un haut fonctionnaire béninois. Photo: Arnaud Robert

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En avril 2019, Heidi.news publie en avant-première sur Medium les premiers épisodes de ses “Explorations”, des grands reportages en feuilleton. A commencer par “La révolution des toilettes”, par Arnaud Robert, qui emmène ses lecteurs en Inde, en Chine et en Afrique après une ouverture place de la Riponne à Lausanne. Voici le second épisode, en libre accès.

C’est un tapis rouge immense sur lequel des fillettes en sari jettent des pétales de rose. Il y a de part et d’autre des tambourineurs, des danseurs en pantalons bouffants, des marionnettes géantes qui menacent à chaque coup de vent de s’affaisser — la moitié des troupes d’artistes de l’État du Gujarat semble avoir été convoquée pour l’occasion. La presse nationale a été acheminée par bus spéciaux, elle filme le cortège désordonné des 58 ministres du monde entier qui, sous un soleil brutal, piétinent le parterre de fleurs. Même le sol de terre battue a été recouvert d’une toile verte, une sorte de faux gazon. C’est une école publique, dans un minuscule village Potemkine nommé Punsari. Tout au bout du tapis rouge, il y a un cabinet de toilette.

Des centaines d’artistes traditionnels sont invités pour animer la sortie des ministres étrangers qui viennent voir des toilettes scolaires. Photo: Arnaud Robert

Le ministre sud-soudanais demande à son collègue togolais de le prendre en photo devant des urinoirs carrelés et une toilette à la turque. Les visiteurs en costume, en tailleur, défilent cérémonieusement dans un espace qui ne peut pas contenir plus de deux ou trois personnes. Un panneau «Keep Washroom Clean», gardez les WC propres, semble avoir été planté dans le ciment quelques minutes seulement avant l’arrivée des délégations. Il y a deux nettoyeurs qui attendent avec une serpillère en main pour passer un coup dès que le champ sera libre. Chacun admire la promptitude du service et la qualité des sanitaires.

Des toilettes Potemkine
L’école paraît assez grande pour accueillir plusieurs centaines d’élèves. Et pourtant, les deux toilettes publiques, une pour filles, une pour garçons, qui sont exhibées aux officiels, semblent étonnamment petites. Il est inscrit «Officer Toilet» sur la porte à double battants. On demande donc à voir celles dont les enfants se servent. Un communicant du ministère indien de l’eau et de l’assainissement regarde en l’air: «Non, non, c’est bien ici.» J’insiste. Je rôde. Je m’écarte du tapis rouge et je m’avance jusqu’à une arrière-cour ombragée — c’est l’odeur qui m’oriente. Deux blocs jaunes, sans toit, sans portes, des urinoirs puants, un simple trou pour les excréments. Bienvenue chez les petits.

Des délégations africaines en visite officielle dans les toilettes scolaires d’un village du Gujarat, au deuxième jour de la convention internationale d’assainissement Mahatma Gandhi. Photo: Arnaud Robert

Sous une grande tente climatisée, devant un film qui vante les mérites de la glorieuse mission Swachh Bharat («Nation propre»), des jeunes gens en livrée servent du thé chaud et des biscuits aux pépites de chocolat. C’est le deuxième jour de la convention internationale d’assainissement Mahatma Gandhi, fin septembre 2018. Soixante-huit pays ont fait le déplacement pour s’inspirer du gigantesque chantier en cours et rejoindre le mouvement mondial qui doit mener bientôt à la fin de la défécation à l’air libre sur la planète Terre.

La torture de la défécation à l’air libre
Selon l’OMS et l’UNICEF, 892 millions de personnes dans le monde ne disposaient en 2015 d’aucune installation sanitaire; et 40% de ces personnes étaient indiennes. Les conséquences de cette particularité nationale (sur la santé publique, sur l’environnement et sur l’image même du pays avec des touristes confrontés au petit matin dans certaines régions indiennes à des files d’hommes accroupis à même le sol) étaient telles que le premier ministre Narendra Modi a décidé de faire de l’élimination de la défécation à l’air libre sa grande cause nationale.

Dans son discours fleuve du 15 août 2014 à New Delhi, jour de l’Indépendance, Narendra Modi survolait les enjeux majeurs du pays. Il évoqua notamment la nécessité de développer le tourisme:

«Il y a un grand obstacle pour promouvoir ce secteur, déclara-t-il soudain, c’est la saleté tout autour de nous… Certains se demanderont s’il s’agit du rôle d’un premier ministre, si le nettoyage n’est pas une tâche trop triviale… Mais, mes frères et sœurs, nous vivons au XXIe siècle. N’est-ce pas douloureux que nos mères et nos sœurs défèquent à l’air libre ?… Les femmes pauvres dans les villages attendent la nuit, jusqu’à ce que l’obscurité s’avance, pour aller déféquer. Quelle torture physique doivent-elles ressentir ?… Mes frères et sœurs, vous devez être choqués d’entendre le premier ministre parler de propreté et de la nécessité de construire des toilettes. Mais je vous parle avec mon cœur. »

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Ce jour-là, Modi annonça le lancement d’un programme national sans précédent dans l’histoire de l’humanité: la mission Swachh Bharat. Il laissa aux collectivités publiques cinq ans pour aboutir à cette «Nation propre»: bâtir près de 90 millions de latrines dans tout le pays et éradiquer la défécation à l’air libre à la date symbolique du 2 octobre 2019, 150e anniversaire de la naissance du Mahatma Gandhi. Pour tous les acteurs du développement, pour les agences internationales actives dans l’assainissement, le discours de Modi fut une divine surprise — si l’État qui résiste depuis des décennies à tous les programmes d’assainissement décide d’en finir avec la défécation à l’air libre, c’est un signe puissant pour la planète entière , en particulier l’Afrique où la pratique continue de croître légèrement.

Haut-fonctionnaire béninois entouré par une tribu d’Indiens, les Siddis, qui seraient originaires d’Afrique. Photo: Arnaud Robert

Nicolas Osbert, chef du WASH (Water, Sanitation and Hygiene) au bureau indien de l’UNICEF, a bien saisi la révolution culturelle qui s’opérait:

«Pour nous, c’était du pain béni, on ne s’y attendait absolument pas. Il a fallu un courage politique immense pour mettre ce sujet sur la table. L’Inde est en train de conquérir l’espace et le premier ministre dit qu’il faut aussi évacuer les excréments. Il s’est sans doute inspiré du père de la nation indienne qui prenait les questions d’assainissement très à cœur.»

Symbole des toilettes? Les lunettes de Gandhi
Justement, lors de la visite du musée Gandhi, au Gujarat, les délégations ministérielles d’Afrique et d’Amérique du Sud s’arrêtent longuement devant une phrase du Mahatma: «L’assainissement est plus important que l’indépendance». Des centaines de photographies montrent Gandhi en train de creuser des égouts ou de participer à des nettoyages collectifs de fosses septiques. Narendra Modi a imaginé un programme national comme Gandhi en rêvait, un mouvement populaire plutôt qu’une simple décision politique. Et il a utilisé comme emblème de Swachh Bharat, visible partout dans le pays, sur les billets de banque, les murs des écoles, dans les journaux et les films, les lunettes rondes de Gandhi.

Le premier ministre indien Narendra Modi avec le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres. Tous deux annoncent la fin prochaine de la défécation à l’air libre en Inde. Photo: Arnaud Robert

Les chiffres sont étourdissants. Ils défilent sur le site du programme à un rythme fébrile; au moment de la rédaction de cet article, 89'769'222 toilettes privées auraient été construites, 97,11 % de l’Inde était déclaré ODF (Open Defecation Free), alors que le taux était de 38,70 % au début du programme en 2014. C’est un pays entier de près d’1,3 milliard d’habitants qui s’est mis au pas de la mission. Partout, dans les districts les plus reculés des États du Nord, dans les campagnes réfractaires de l’Uttar Pradesh, des toilettes très simples se construisent avec des fonds gouvernementaux pour des populations qui n’en avaient jamais utilisées. Le modèle préconisé, en particulier dans les zones rurales, est celui de la latrine à double fosse. Quand une fosse est pleine, on dévie le flux sur l’autre et on attend que la matière fécale sèche dans la première pour que les pathogènes meurent et qu’elle puisse être utilisée comme engrais.

Une incroyable rupture de tabou
Parameswaran Iyer, secrétaire du ministère de l’eau potable et de l’assainissement, est l’un des principaux artisans de la Swachh Bharat Mission. Pendant la convention à Delhi, il accueillait tous les ministres étrangers sur le parvis du centre des congrès, il était la voix la plus audible du gouvernement indien. Il s’est adressé à Heidi.news en ces termes:

«C’est un changement en cascade auquel on assiste. Il ne s’agit pas seulement de construire des toilettes mais de changer des comportements. Sous notre impulsion, treize millions d’écoliers ont envoyé des lettres à leurs parents pour demander des toilettes à leur domicile. Le premier ministre est allé partout dans le pays pour vider des fosses, c’était absolument inédit qu’un personnage de ce niveau soit filmé au contact d’excréments humains. Culturellement, c’était une incroyable rupture de tabou. Notre plus grande star de cinéma, Amitabh Bachchan, est un soutien énorme. Le stéréotype voulait que les hommes n’aient pas besoin d’utiliser les toilettes. Il a bien voulu participer à une campagne publicitaire nationale où il exhorte les hommes à arrêter de déféquer à l’extérieur.»

Pendant les quatre jours de septembre 2018 qu’a duré la convention Swachh Bharat à New Dehli, le sentiment s’affirmait d’un momentum toilettes pour les pays en développement. Le caca tue partout dans le monde. Les conséquences sur la santé publique de la défécation à l’air libre sont telles qu’elles réduisent l’espérance de vie, qu’elles font exploser la mortalité infantile et les maladies intestinales chroniques. Pour dire les choses comme elles sont : quand les gens font caca dehors, on finit par manger les selles de nos voisins.

Un gramme de caca contient dix millions de virus, un million de bactéries et plus de mille germes parasitaires

Dans l’ouvrage «Where India Goes», les auteurs Diane Coffey et Dean Spears énumèrent page après page les effets catastrophiques de la défécation à l’air libre: 77% des pays ont un taux de mortalité infantile inférieure à l’Inde et le développement des enfants est considérablement retardé par l’ingestion d’excréments (une étude dans vingt écoles rurales du Bihar a montré que 70% des enfants vivaient avec des parasites intestinaux). Nicolas Osbert de l’UNICEF pointe aussi l’effet direct de la défécation à l’air libre sur le PIB: «On a estimé la perte pour l’Inde liée aux mauvaises conditions d’assainissement à 54 milliards de dollars par année.» La mission Swachh Bharat aurait ainsi déjà sauvé la vie de 300'000 enfants.

Au palais présidentiel indien, les principaux dignitaires religieux du pays assistent à la clôture de la conférence sur l’assainissement. Photo: Arnaud Robert

Un gramme de selles contient dix millions de virus, un million de bactéries et plus de mille germes parasitaires. Quand les excréments sont répandus dans l’environnement, ils finissent par nuire aux populations. Et pourtant, la terrible évidence sanitaire n’a pas toujours débouché sur des politiques publiques. Notamment parce que, pour un gouvernement, il n’est pas facile de concéder qu’une partie de sa population défèque dehors.

Dans les allées de la convention, on rencontre le ministre de l’eau, de l’assainissement et de l’hygiène de Madagascar:

«J’étais ministre de l’agriculture, me dit Roland Ravatomanga. Quand le président m’a demandé de me charger de l’assainissement, c’était un coup terrible. Une punition. Mais le président m’a dit qu’il voulait qu’on fasse des toilettes une priorité. Alors j’ai pris mon courage à deux mains. J’ai compris qu’il fallait oser parler de caca. C’est le tabou qui nous tue! L’idée qu’on se déshonore si l’on évoque la défécation. Depuis, je passe mon temps à inaugurer des latrines. Même le président l’a fait. On en est fier.»

Du caca en cadeau
«La convention est numéro 1 des hashtags en Inde!» C’est un jeune communicant qui alimente le compte twitter du programme Swachh Bharat — il recense 340'000 followers. «Chaque fois qu’on déclare un district débarrassé de la défécation à l’air libre, on est très repris.» Sur la table à côté du bureau bleu où se prépare un Facebook Live, les organisateurs ont aligné des petits pots dont le couvercle est doré. C’est un cadeau pour les participants: le résidu de latrine, tiré d’une fosse double du village de Gangadevipally dans l’Etat du Telangana. Du caca en poudre, complètement sec, libéré des bactéries et des virus par une exposition d’une année au moins à l’air libre. Il sent le terreau, le foin, quelque chose de végétal. Pas la merde. C’est un très bon compost, dit l’étiquette, que les participants de la convention ramèneront chez eux.

Lors de la Convention indienne du programme national Swachh Bharat, on offrait aux participants de petits flacons remplis de matières fécales sèches, issues de latrines de l’Etat du Telangana. Photo: Arnaud Robert

Cela ne fait que quelques jours que je travaille sur les toilettes. Et j’en suis déjà à respirer des selles indiennes. Quelque chose s’épuise dans mon esprit de l’interdit presque sacré qui entoure les excréments. J’en ai fait un sujet de conversation presque constant et je m’aperçois que les histoires de caca sont partagées avec une excitation presque jouissive par la plupart des gens quand on les y encourage. Devant le buffet végétarien du centre des congrès, je croise Edwige Petit. Elle dirige le secteur de l’assainissement pour la DINEPA (Direction Nationale de l’Eau Potable et de l’Assainissement), en Haïti. C’est un jeune département, il existe depuis 2011. Il a été monté après le séisme de 2010, pour gérer les conséquences sanitaires dans les camps de déplacés.

Officiellement, un Haïtien sur trois défèque à l’air libre et le pays peine à traiter ses eaux usées. «On n’a qu’une station d’épuration à l’échelle nationale. Les camions privés doivent y amener le contenu des fosses septiques mais parfois, pour éviter de traverser le territoire, ils vident leur cargaison où ils peuvent.» Cela, assurément, fait des dégâts et des victimes, comme en Inde. Mais dans aucun pays du monde, les matières fécales n’ont tué autant de personnes, en aussi peu de temps. Haïti a connu l’apocalypse quelques mois seulement après le tremblement de terre de 2010. Je me souviens. J’étais à Port-au-Prince, la semaine où le choléra s’est déclaré.

Episode précédent: Dans les toilettes de la Riponne, flambant neuves et autonettoyantes

Prochain épisode, jeudi 11 avril: En Haïti, où les matières fécales de l’ONU sont devenues létales

Photo: Ben Depp

L’AUTEUR

Arnaud Robert est un journaliste, réalisateur et écrivain suisse. Pour Heidi.news, il raconte la révolution des toilettes, de Suisse en Inde, de Chine en Afrique.

‣ Son travail a été publié par le National Geographic, Le Monde, La Repubblica, Les Inrockuptibles et de nombreuses autres publications. Il contribue régulièrement aux émissions de la Radio Télévision Suisse et aux pages culturelles du quotidien Le Temps.

‣ Il est l’un des concepteurs de l’exposition « Vodou, un art de Vivre », créée au Musée d’Ethnographie de Genève et présentée ensuite dans une dizaine de pays. Arnaud Robert a notamment obtenu le Prix de journalisme Jean-Dumur et le prix des Radios Francophones Publiques. Il travaille actuellement à un documentaire avec les photographes Paolo Woods, Gabriele Galimberti et Edoardo Delille.

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