Faire caca dans l’eau potable, une aberration qui a sauvé bien des vies
Episode 4. Où l’on se souvient d’un certain Joseph Bazalgette qui, en 1858, profita de la “Grande Puanteur” de Londres pour imposer le tout-à-l’égout et permettre l’éclosion des toilettes à chasse que nous utilisons aujourd’hui — peut-être plus pour très longtemps.

En avril 2019, Heidi.news publie en avant-première sur Medium les premiers épisodes de ses «Explorations», des grands reportages en feuilleton. A commencer par «La révolution des toilettes», d’Arnaud Robert, qui emmène ses lecteurs en Inde, en Chine et en Afrique du Sud. Voici le 4e épisode, en libre accès. Pour rejoindre le projet, devenez Membre fondateur.
«Tout au long de mes études de médecine à New York, je n’ai pas eu droit à un seul cours sur la diarrhée. En Occident, le choléra était un problème immense il y a un siècle. Aujourd’hui, le sujet de la transmission des maladies par les matières fécales n’intéresse qu’une poignée de fous comme moi.» Cela fait des années que j’appelle secrètement Richard Cash “Monsieur Diarrhée”. Il est le beau-père d’un ami. Je l’ai rencontré une seule fois, c’était à New York, on avait parlé de l’exposition de Jean-Michel Basquiat que je venais de visiter à Brooklyn. Il m’a répondu que sa peinture était la plus merdique qu’il ait jamais vu. Je lui ai rétorqué qu’il était un spécialiste. On ne s’était plus parlé depuis.
Mais voilà, j’œuvre à une série sur le caca, les toilettes, et je ne connais aucun autre humain dont la page Wikipédia affirme qu’il a aidé à sauver «la vie d’au moins 60 millions d’enfants dans le monde entier» en développant la thérapie ultime contre le choléra. Je lui téléphone donc à Harvard où il est toujours, à 77 ans, considéré comme un gourou de la santé publique. La méthode de réhydratation orale, extrêmement simple et peu coûteuse, qu’il a mise au point avec ses collègues de Dhaka, célèbre ses 50 ans d’existence.

L’ORT (Oral Rehydration Therapy) consiste à remplacer les fluides perdus par les malades du choléra et les diarrhéiques sévères — essentiellement au moyen d’eau, d’un petit peu de sucre et de sel — pour éviter la mort par déshydratation. C’est cette méthode que j’ai vue utilisée en Haïti et j’ignorais que j’en connaissais l’un des concepteurs. Richard Cash me parle de son premier séjour de recherche dans un hôpital de Dhaka, spécialisé dans la diarrhée. Il avait 27 ans: «J’ai découvert un monde que je ne soupçonnais pas: 4,5 millions d’enfants mouraient chaque année de dysenterie. On a voulu trouver une formule absolument minimale que chacun, partout, puisse utiliser.»
“Nous faisons caca dans de l’eau potable! Cela ne peut pas durer. Cela va rester marginal dans l’histoire de l’humanité”
Mais Monsieur Diarrhée a des vues plus larges, et poursuit sur la façon dont nous déféquons aujourd’hui en Occident (une toilette à chasse, des égouts, de l’eau courante). «Tout cela est non seulement rare à l’échelle du monde mais à mon avis impossible à soutenir sur la durée, notamment du point de vue écologique. Nous faisons caca dans de l’eau potable! Cela ne peut pas durer. Cela va rester marginal dans l’histoire de l’humanité.»

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Quoi!?! Je n’aurai un jour plus de toilette à chasse? Mes excréments, mon urine, ne disparaîtront plus de ma vue et de mon odorat d’un simple geste, sans que je ne me soucie une minute de leur destinée? Ce que je considère comme absolument acquis, ce dont je me départis avec une petite jubilation de boy-scout quand je voyage dans quelque contrée lointaine en sachant bien que le retour est proche, tout cela n’est pas éternel? Alors, comme à chaque fois que je cherche à anesthésier mes angoisses existentielles, je me noie dans Google. L’histoire des égouts, des toilettes, de la chasse est le fruit d’une quête universelle: se débarrasser des déjections.
La grande puanteur
Dans cette chasse virtuelle, ce binge scrolling où les images de fosses septiques, de meutes de rats, de WC mésopotamiens et de toilettes japonaises Toto avec jet intégré finissent par se superposer, la Londres victorienne revient sans cesse. Toute la vision moderne de l’assainissement en milieu urbain semble être née l’été 1858, d’une puanteur insoutenable que les écoliers anglais célèbrent encore sous le nom de «Great Stink», la grande puanteur.

«Je n’étais qu’un gamin quand j’ai entendu pour la première fois cette expression. Les enfants adorent entendre parler de caca, de pets et de mauvaises odeurs en général.» Sir Peter Lytton Bazalgette n’est pas seulement un bienfaiteur des arts, un chevalier qui a dirigé l’English National Opera, l’Arts Council England, il est aussi un des patrons les plus puissants de la télévision britannique où il a notamment été un pionnier des reality shows et a produit la version locale de «Big Brother». Il a en outre réalisé un documentaire sur la «Great Stink» qui analyse par le menu la canicule sans précédent qui s’était abattue sur Londres cet été-là, et l'œuvre salutaire de son ancêtre, Joseph Bazalgette.
L’égout mortel de Charles Dickens
Les égouts embryonnaires dont Londres dispose en 1858 aboutissent tous dans la Tamise. Quand le débit est suffisant, que le climat est tempéré, les odeurs qui en résultent n’incommodent pas les passants. Il existe bien à cette époque des journaux pour critiquer la qualité désastreuse de l’eau qui charrie de plus en plus difficilement les excréments mais aussi les déchets des industries. Charles Dickens décrit la Tamise comme un «égout mortel». Quelques années plus tôt, le médecin John Snow prouve dans une banlieue de Soho que la source d’une épidémie de choléra est liée aux pompes à eau. Mais la théorie scientifique qui prévaut alors n’est pas celle de la transmission par les bactéries, mais par les odeurs. De l’avis général, ce sont les miasmes qui transmettent la maladie.

De juin à août 1858, la chaleur est telle (elle atteint 48 degrés au soleil) qu’une pestilence, un remugle fétide, envahit toute la capitale.
«Ce n’était pas seulement que l’odeur était atroce — et elle l’était. C’était qu’elle envahissait des endroits de pouvoir comme le parlement. Pour la première fois, les députés étaient confrontés au parfum vif, insurmontable, de la merde. Puisqu’ils étaient convaincus que l’odeur elle-même transportait le choléra, ils ont pris peur et ont décidé de réagir», explique Sir Peter Lytton Bazalgette.
Tout est tenté. On jette des flots de jus de citron, entre 200 et 250 tonnes à des coûts exorbitants, sur les bouches d’égout qui s’ouvrent sur le fleuve. Les fenêtres du parlement sont scellées et couvertes de toiles de jute imbibée de citron. Rien n’y fait. Les politiciens imaginent sérieusement déplacer la chambre des députés hors de Londres jusqu’à ce que l’air se disperse. Les députés de l’opposition interviennent à chaque fois qu’ils en ont l’occasion pour dénoncer cette «fosse septique à ciel ouvert».
Des ingénieurs exténués
«Alors, Joseph Bazalgette, mon aïeul, a surgi avec un plan qu’il peaufinait depuis des années et dont personne n’imaginait une seconde qu’il méritait d’être financé.» Les Bazalgette sont originaires d’un petit village français des gorges du Tarn, Ispagnac. En 1770, le fils du tailleur décide de quitter le pays pour Londres. «C’était un aventurier, il s’appelait Jean-Louis.» Il s’installe comme tailleur en pleine ère de la Régence, au moment précis où les aristocrates dandies s’habillent avec une extravagance telle qu’ils doivent emprunter pour se vêtir. Jean-Louis se fait usurier et amasse une fortune considérable.
Son petit-fils, Joseph, entame une carrière d’ingénieur civil. C’est l’époque victorienne, qui encourage les travaux publics. Débordé de travail, il souffre de plusieurs dépressions nerveuses en œuvrant à l’extension du réseau ferroviaire. Il profite alors du décès précoce du patron de la commission des égouts, lui-même perclus de fatigue et d’anxiété, pour reprendre sa fonction.
Son plan est simple. Creuser 132 kilomètres d’égouts principaux connectés à 1800 kilomètres d’égouts secondaires dans toutes les rues de la ville. Deux pompes à vapeur énormes aspirent alors les eaux usées et les rejettent en aval vers la Mer du Nord. Ce sera seulement grâce à la Grande puanteur de l’été 1858 que Joseph Bazalgette réussira à réunir les 3 millions de livres sterling nécessaires pour lancer un chantier sans précédent. En neuf ans seulement, 900 kilomètres de canalisation sont creusés, considérés comme un prodige d’ingénierie de l’ère victorienne. Bazalgette supervise lui-même chaque connexion du nouveau réseau et les approuve sur un grand cahier avec ses initiales, JWB.

A cette époque, des épidémies de choléra surviennent régulièrement à Londres et tuent à chaque fois des milliers de personnes: 14'000 en 1848–1849, 10'000 en 1853. La conséquence inattendue de la construction des égouts de Londres est l’élimination du choléra de la ville, mais aussi d’autres maladies comme le typhus ou la fièvre typhoïde. «Il a permis aussi le développement économique de Londres. La population a triplé quelques années seulement après l’installation des égouts.» Le fameux plombier Thomas Craper, qui popularisa la toilette à chasse et dont la compagnie existe toujours, n’aurait jamais pu le faire sans les égouts de Bazalgette.
Les cent premières fois, c’était assez drôle
Il existe un petit buste de Joseph Bazalgette en bronze noir, chauve, grandes moustaches, sur la digue Victoria. Rien de plus. «Je me souviens que, en 1962, un article avait mentionné le nom de Joseph Bazalgette. On en était très fier dans la famille. Mais son nom n’est connu que dans la communauté des urbanistes et des ingénieurs civils. C’est peut-être parce que son grand œuvre est souterrain.»

Aujourd’hui, quand on parle de son aïeul à Sir Peter Lytton Bazalgette, c’est surtout pour faire une bonne blague. Comme il a amené la télé réalité en Grande-Bretagne, on lui fait remarquer que Joseph a débarrassé Londres de la merde et que lui la ramène. «Les cent premières fois, c’était assez drôle.»
Épisode précédent: En Haïti, où les matières fécales de l’ONU sont devenues létales
Prochain épisode, mardi 23 avril: A la London School of Hygiene, la science de la merde et du dégoût

L’AUTEUR
‣ Arnaud Robert est un journaliste, réalisateur et écrivain suisse. Pour Heidi.news, il raconte la révolution des toilettes, de Suisse en Inde, de Chine en Afrique.
‣ Son travail a été publié par le National Geographic, Le Monde, La Repubblica, Les Inrockuptibles et de nombreuses autres publications. Il contribue régulièrement aux émissions de la Radio Télévision Suisse et aux pages culturelles du quotidien Le Temps.
‣ Il est l’un des concepteurs de l’exposition « Vodou, un art de Vivre », créée au Musée d’Ethnographie de Genève et présentée ensuite dans une dizaine de pays. Arnaud Robert a notamment obtenu le Prix de journalisme Jean-Dumur et le prix des Radios Francophones Publiques. Il travaille actuellement à un documentaire avec les photographes Paolo Woods, Gabriele Galimberti et Edoardo Delille.

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