En Haïti, où les matières fécales de l’ONU sont devenues létales

Episode 3. Où l’on apprend comment les Nations unies ont provoqué une épidémie de choléra d’une violence et d’une ampleur inouïes, tuant des milliers d’Haïtiens, et comment elles ont fui leurs responsabilités.

Heidi.news
10 min readApr 10, 2019
Dans un village au nord d’Haïti près de Cap-Haitien, un adolescent âgé de 14 ans et atteint du choléra est transporté par ses amis vers le dispensaire le plus proche, le 29 novembre 2010 | Photo: Emilio Morenatti pour AP

En avril 2019, Heidi.news publie en avant-première sur Medium les premiers épisodes de ses «Explorations», des grands reportages en feuilleton. A commencer par «La révolution des toilettes», par Arnaud Robert, qui emmène ses lecteurs en Inde, en Chine et en Afrique du Sud. Voici le 3e épisode, en libre accès. Pour rejoindre le projet, devenez Membre fondateur.

Je me souviens de l’odeur. Celle du chlore; comme hantée par un fond aigre. Pour entrer dans un centre de traitement du choléra, il faut traverser une espèce de pédiluve imbibé de désinfectant. Sur le bord du chemin, après un poste de douane informel, de gros jerricans de plastique sont remplis de solution chlorée. Se laver les mains à l’entrée. Se laver les mains à la sortie. Que le mal invisible ne sorte pas de cet outre-monde, cette quarantaine protégée par des soldats en armes parce que les populations voisines menacent à tout instant d’attaquer ce centre, par peur de la contamination.

A l’intérieur, c’est le silence. A l’hôpital général de Port-au-Prince, la nouvelle section réservée aux malades est un camp retranché auquel l’accès est absolument réglementé. Des employés en combinaison totale, celles que je verrai plus tard en Guinée lors de l’épidémie d’Ebola, brûlent les eaux usées, les linges souillés, tout ce qui reste, pour que rien ne fuite de la zone confinée. Une vingtaine de patients arrivent chaque jour dans le service. Ce sont des lits pliables, militaires, dont le sommier est percé au milieu et qui donnent sur un sceau. La diarrhée aigüe des malades, les vomissements, sont un écoulement permanent qui peut tuer en cinq heures.

Je me souviens aussi, en ce mois de novembre 2010 dans une capitale qui semble se réveiller à peine du séisme du 12 janvier, de la tente immense qui sert de quartier général au gouvernement haïtien. Elle a été montée à la hâte, dans les jardins du palais présidentiel. On y croise le chef de l’État en chemise, il prépare sur un coin de table des recommandations à la population pour se protéger d’un nouveau cyclone, Thomas, qui arrive.

Je me souviens exactement du ton de son premier ministre, Jean-Max Bellerive, estomaqué par l’enchaînement des catastrophes: «Après le séisme, l’ouragan et le choléra, il ne nous manque plus que les sauterelles! Nous n’avons pas le temps de résoudre une crise qu’une nouvelle se présente. Il y a une gêne à devoir demander l’aide de la communauté internationale à chaque malheur.» Sur le Champ de Mars, la place de la république qui borde le palais, j’aperçois un blindé des casques bleus. A ce moment précis, on murmure qu’un bataillon népalais pourrait être à l’origine de l’épidémie de choléra en Haïti, une maladie qui jusqu’ici n’existait pas sur l’île.

Ce n’est encore qu’une rumeur mais on dénombre déjà près de 1000 morts et 15'000 malades.

Ce n’est que l’antichambre de l’enfer. Cette épidémie de choléra en Haïti sera bientôt la plus mortelle de l’histoire moderne: entre 9000 et 40'000 morts selon les estimations. Elle sera aussi un paradigme d’irresponsabilité internationale et, pour ce qui nous concerne, la démonstration que des excréments rejetés sans traitement dans l’environnement peuvent être une arme de destruction massive.

Que s’est-il passé?

Le 19 octobre 2010 à 23 heures, le docteur Gabriel Timothée, alors directeur au ministère de la santé, reçoit un appel de la direction départementale de l’Artibonite, au centre du pays. «On parlait de diarrhées très violentes, en nombre, et les premiers décès avaient été enregistrés. Nous avons immédiatement envoyé des épidémiologistes sur le terrain. Des prélèvements ont été réalisés et envoyés dans nos laboratoires.» Timothée visite alors l’hôpital de Saint-Marc. «Ils étaient complètement dépassés, les gens mouraient avant d’être perfusés, c’est un minuscule hôpital et la première journée ils ont eu 500 patients.»

Le chef du bataillon népalais à Haïti, le lieutenant colonel Krishna, au centre en tenue de camouflage, à l’entrée de la base des casques bleus de Mirebalais, le 31 octobre 2010. C’est de là qu’est partie l’épidémie de choléra, lorsque le contenu des latrines a été d’un coup versé dans le fleuve Artibonite. Les preuves de cet acte seront soigneusement détruites | Photo: Ramon Espinosa pour AP

Le président Préval exige que le mot choléra ne soit prononcé que trois jours plus tard, après que le laboratoire de Port-au-Prince, puis le Center for Disease Control (CDC) d’Atlanta, confirment l’hypothèse. Le 22 octobre, l’épidémie est annoncée officiellement. Spécialiste des maladies infectieuses et tropicales à l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, Renaud Piarroux est invité début novembre par l’ambassade de France, sur demande du ministère de la santé haïtien: «Il y avait déjà un soupçon sur l’origine de l’épidémie. Des médecins cubains avaient fait des prélèvements près de la base de Mirebalais.»

C’est là, au bord du fleuve Artibonite, qu’un contingent de 1278 soldats népalais vient de prendre ses quartiers, au titre de force onusienne de maintien de l’ordre, la Minustah, présente sur l’île depuis 2004. Or une épidémie de choléra vient justement de frapper le Népal.

Dès fin octobre 2010, des journalistes d’Associated Press et Al Jazeera parvenus sur les lieux observent que des soldats effectuent des travaux urgents autour du bloc sanitaire de leur campement. Les populations avoisinantes se plaignent depuis longtemps de liquides nauséabonds qui s’échappent de la base. Renaud Piarroux se livre à une investigation systématique: les souches de vibrio cholerae (une bactérie d’origine fécale) prélevées sont comparées à celles du Népal, l’identité est confirmée. Plus encore, Piarroux dénonce une «bombe bactériologique»:

«Vu le rythme de la propagation, il était clair que c’était une fosse septique ou alors un camion de vidange qui avait été rejeté d’un coup dans la rivière. Il était évident aussi qu’il devait y avoir dans la base des malades symptomatiques — impossible que les soldats ignorent que la maladie sévissait dans leurs murs.»

Le 20 novembre 2010, des employés du ministère de la santé haïtien évacuent le corps de Stephanie Sanbronce, 17 ans, morte du choléra à Port-au-Prince. Les experts estiment que le nombre officiel de victimes, 9000, doit être multiplié plusieurs fois pour correspondre à la réalité | Photo: Emilio Morenatti pour AP

Le gouvernement souffle le chaud et le froid. Le 28 octobre, quand le président Préval visite la zone, il explique que l’essentiel est de combattre la maladie et pas d’en trouver l’origine. «Il était clair que le gouvernement américain tenait les Haïtiens par les couilles, explique Renaud Piarroux. Je ne fais pas de politique, mais chaque épidémiologiste sait qu’il est fondamental de trouver le cas index, le premier cas, pour combattre une épidémie.» Pour éteindre toute idée d’enquête, la menace est brandie de violences que la population haïtienne pourrait commettre contre les Casques bleus.

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Renaud Piarroux raconte la bataille scientifique et politique qui s’en suit dans un ouvrage passionnant paru en mars 2019 aux éditions du CNRS. Il y décrit par le menu les falsifications de l’ONU, le rapport commandité à des scientifiques qui concluent à une origine «multifactorielle» de l’épidémie. Il dénonce les thèses fantaisistes que l’on voit paraître jusque dans les revues scientifiques internationales.

Une ponte de la microbiologie, l’Américaine Rita Colwell, isolée mais influente, est ainsi partisane de la théorie «environnementale»; le choléra pourrait rester en veille très longtemps dans des eaux chaudes, et être réactivé au gré de phénomènes naturels. Dans le cas de l’épidémie haïtienne, cette théorie permet à ceux qui voudraient mettre en doute l’origine unique de la maladie de justifier une présence longue du vibrio dans le pays.

Attitude néocolonialiste de l’ONU
Si ce ne sont pas les Népalais qui ont jeté un camion de matière fécale dans la rivière, alors l’ONU n’a pas besoin de s’excuser ni d’envisager des réparations, estiment ses services juridiques. Des plaintes collectives sont pourtant déposées aux États-Unis. L’avocate Sienna Merope-Synge collabore à l’Institut for Justice and Democracy qui représente 5000 victimes et dépose en 2013 une demande de réparation auprès d’une cour américaine après avoir attendu en vain que la justice interne de l’ONU se prononce. Par deux fois, les tribunaux confirment l’immunité de l’ONU qui, selon les statuts de l’organisation, ne peut pas être jugée:

«Évidemment, la déception était énorme. Cette irresponsabilité entache toutes les opérations de maintien de la paix, elle illustre l’attitude néo-colonialiste de l’organisation quand elle intervient dans des pays pauvres.»

Au moment de l’épidémie, c’est le Brésilien Ricardo Seitenfus qui dirige en Haïti l’Organisation des États Américains; il est chargé de veiller à la bonne conduite des élections présidentielles qui doivent avoir lieu fin novembre 2010. Je le rencontre alors pour la première fois, début novembre, dans son bureau sur les hauteurs de Port-au-Prince. On parle essentiellement de politique. Il se livre à un réquisitoire violent mais aussi surprenant, vu son statut, contre l’aide internationale. L’article, intitulé «Haïti est la preuve de l’échec de l’aide internationale» paraît en décembre dans le quotidien suisse Le Temps (ici repris par Mediapart), aboutit à son limogeage immédiat.

Dans une manifestation en mars 2013 à Port-au-Prince, une pancarte en créole: «Le choléra de l’ONU est un crime contre l’humanité» | Photo: Dieu Nalio Chery -AP

Seitenfus est le premier haut-fonctionnaire à dénoncer aussi clairement l’échec de la reconstruction d’Haïti après le séisme; il devient alors une sorte de héros sur l’île. Le président de transition Jocelerme Privert lui commande un rapport sur l’épidémie pour élaborer la position juridique de l’État haïtien. Le résultat est sans appel. Le titre du livre que Seitenfus tirera de son rapport le résume bien: «Les Nations Unies et le choléra en Haïti: coupables mais non responsables ? »

Je l’appelle dans la maison que son grand-père, un médecin allemand, a bâtie dans l’Etat du Rio Grande do Sul:

«L’ONU s’est comporté dans cette affaire comme une autorité du mensonge, dit-il. Quand j’ai rencontré le commandant de la Minustah, le 30 octobre 2010, il m’a dit qu’il n’allait pas retirer les Népalais de la base de Mirebalais parce que c’était une façon de reconnaître leur culpabilité. Ils ne laissaient entrer personne dans la base. C’était l’omerta. Cette épidémie traduit davantage que de la négligence, il s’agit d’un assassinat collectif. Quand le secrétaire général a réussi en août 2016 à arracher sa déclaration au département juridique, c’était pour dormir tranquille après son mandat.»

Le Secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, en visite à Haïti en octobre 2016. La gestion de l’épidémie de choléra causée en 2010 par les casques bleus népalais restera comme un échec majeur de son mandat | Photo: Orlando Barria pour EPA

Le 1er décembre 2016 à New York, un mois avant de quitter son poste, Ban Ki-moon prononce en effet un discours d’excuses dont un passage est en créole: «Jodi a map di pèp ayisyen: Onè. Respè. Nou pran gwo lapenn. Poutet kantite moun ki pèdi lavi yo nan kolera, ak kantite soufrans maladi a mennen nan peyi Dayiti. Nan non Nasyon Zini, mwen vle di aklè: nap mandé pèp ayisyen padon. Nou pat fè ase lè maladi kolera a rive, epi lè li blayi nan péyi a. Nou regrèt anpil. »

«Les Nations unies regrettent profondément les pertes en vies humaines et les souffrances causées par l’épidémie de choléra. Au nom des Nations unies, je veux vous le dire très clairement : nous nous excusons auprès du peuple haïtien. Nous n’avons tout simplement pas fait assez concernant l’épidémie de choléra et sa propagation en Haïti. Nous sommes profondément désolés pour notre rôle.»

Le choléra n’est toujours pas éliminé en Haïti. Selon l’ONU, 9'000 personnes sont mortes de la maladie et 800’000 cas ont été dénombrés, soit un dixième de la population du pays. Pour Renaud Piarroux, le chiffre est très largement sous-estimé, il parle lui de plusieurs dizaines de milliers de décès en tenant compte des recensements systématiques effectués dans certaines régions du pays:

«On ne fait même pas l’effort de compter, c’est le premier signe du désintérêt. Rien n’a changé en Haïti. Il n’y a toujours pas de station d’épuration, ce qui s’est passé hier peut se produire à nouveau demain. Ces morts ne comptent pas du tout aux yeux des grandes puissances qui n’ont eu de cesse de préserver le modèle économique des opérations de maintien de la paix. On envoie des soldats de pays pauvres dans d’autres pays pauvres pour protéger le système. Je savais ce qu’une fosse septique jetée dans un fleuve pouvait faire à une population. Mais j’ignorais à quel point une telle faillite sanitaire pouvait tourner en faillite morale.»

Dieusel Gerlin, éboueur photographié ici en 2016, est chargé de vider à la main les latrines de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti. La quasi-inexistence d’un système d’épuration aura été un facteur agravant dans la propagation de l’épidémie de choléra | Photo: Dieu Nalio Chery pourAP

Ban Ki-moon n’est pas allé plus loin. Dans la foulée de son discours de décembre 2016, il annonce la création d’un fonds spécial de 400 millions de dollars pour éliminer le choléra en Haïti, mais aussi pour financer des projets de développement. Aucune compensation individuelle n’est évoquée pour les victimes. Deux ans plus tard, le site du UN Cholera Response Multi-Partner Trust Fund recense seulement 9’018’064 dollars de donations étatiques, dont 237 dollars provenant du Népal.

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L’AUTEUR

Arnaud Robert est un journaliste, réalisateur et écrivain suisse. Pour Heidi.news, il raconte la révolution des toilettes, de Suisse en Inde, de Chine en Afrique.

‣ Son travail a été publié par le National Geographic, Le Monde, La Repubblica, Les Inrockuptibles et de nombreuses autres publications. Il contribue régulièrement aux émissions de la Radio Télévision Suisse et aux pages culturelles du quotidien Le Temps.

‣ Il est l’un des concepteurs de l’exposition « Vodou, un art de Vivre », créée au Musée d’Ethnographie de Genève et présentée ensuite dans une dizaine de pays. Arnaud Robert a notamment obtenu le Prix de journalisme Jean-Dumur et le prix des Radios Francophones Publiques. Il travaille actuellement à un documentaire avec les photographes Paolo Woods, Gabriele Galimberti et Edoardo Delille.

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